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Noms et encyclopédie dans l'oeuvre de
Jacques Ferron (suite)
CONCLUSION
J'allie en moi au
monde qui renaît le monde qui se meurt...
Jacques Ferron
L'ENCYCLOPÉDIE OU LE PRIX DES NOMS
L'analyse de l'encyclopédie a permis de dresser
un inventaire des noms en les regroupant selon qu'ils
désignaient des lieux, des personnes, des collectivités,
des oeuvres, des personnages, des auteurs. On a maintenant
une vue générale des classes de noms qui la composent,
chacune correspondant à un savoir, une discipline, un champ
de connaissances particulier. L'envergure de l'encyclopédie
ferronienne en fait un document unique sur les savoirs
constitutifs de la culture de son époque; elle illustre
aussi ce qui était nommé pour que le monde raconté prenne
forme et signification. Les noms choisis désignent des
êtres à l'extérieur ou à l'intérieur de l'oeuvre (sans
cette fonction essentielle, un nom ne serait plus un nom), et
ils participent également à une onomastique générale.
Pour connaître un nom, il faut connaître bien sûr ce qu'il
désigne, mais pourquoi nommer celui-ci et non celui-là,
ceci et non cela? Pourquoi nommer le lieu et non la famille?
Pourquoi taire le prénom et non le patronyme?
Feuilleter
l'index, c'est donc lire les éléments fondamentaux de
l'onomastique de Ferron et comprendre comment des êtres et
des choses spontanément nommés deviennent de moins en moins
nommés, puis non nommés et même innommables. L'inverse est
tout aussi vrai: d'innommables, certaines réalités
sortiront de l'anonymat, deviendront nommées, même
sur-nommées. Au fil des ans, les noms ne sont plus pareils
ni l'espace symbolique où se rencontrent le lieu, la
collectivité, la famille, l'individu. En remontant aux
sources de l'onomastique de Ferron, comme dans une
archéologie du nom propre, on a mis en valeur l'influence
respective de l'histoire et des structures sociales
canadiennes-françaises et québécoises sur les noms de
personne dispersés dans son oeuvre. A la fin de cette
fouille, une «étrange figure» est apparue, semblable à
celle que Foucault découvre aux limites de la pensée
classique et au seuil de «notre modernité», qui ne
s'appelle pas «l'homme» mais quelque chose d'aussi
étrange, suggérant que «le nom est un autre»: le moi
selon Ferron. Le signe crucifiant par excellence au travers
duquel il s'imaginait en relation avec la collectivité des
autres par l'entremise d'un truchement divin. Curieux
échafaudage religieux et syntaxique où Dieu est renvoyé
dans son royaume, hors du nôtre, pour y reprendre la forme
principielle du Verbe, point fixe et absolu garantissant
l'équilibre du fléau de la balance (de la justice) entre le
passé, le présent et l'avenir, ou la complicité du «JE et
ses adjoints»: «le TU, le IL, le NOUS, le VOUS, le ILS».
L'index
permet un regard encyclopédique et ouvre plusieurs pistes de
lecture, diverses perspectives d'analyse et de recherche; il
tend aussi certains pièges, quelques leurres. D'abord, le
volume de l'encyclopédie peut être aussi assommant que
stimulant, aussi constructif que déroutant. Ces milliers de
noms sont loin d'être égaux. Il y a des noms principaux,
d'autres secondaires et un grand nombre de tiers noms,
fatras, débris, artefacts littéraires d'une oeuvre qui les
brûlait comme un organisme consomme des calories, pour
survivre. Ces noms doivent être surtout analysés en bloc,
en masse même, pareils aux quelques centaines de «saints
noms» qu'il faut considérer en groupe et non un à un: les
noms pourraient cacher l'oeuvre comme l'arbre, la forêt. Il
serait tout aussi tendancieux de suggérer que la lecture
d'un texte exige, réclame toujours une connaissance
encyclopédique de ses références. Chaque oeuvre se tient
en elle-même, pour elle-même; chaque lecteur, chaque
lecture a ses propres exigences.
D'autre
part, le piège le plus visible et peut-être le plus
difficile à contourner est celui d'exagérer le poids, la
lourde référence historique, sociale, biographique et
politique que traîne avec lui chacun des noms propres. Ce
serait négliger «l'intention de l'artiste», aurait dit le
narrateur du «Paysagiste», que de s'en tenir aux
informations transmises par un nom sans situer son emploi
dans le dessein de l'écrivain. Tomber dans ce piège est
facile compte tenu qu'il y a tout dans l'index pour justifier
l'appartenance québécoise de l'oeuvre ferronienne, et que
cette caractéristique continue d'être recherchée même si
elle semble préoccuper un peu moins la critique littéraire
québécoise d'aujourd'hui. L'encyclopédie confirme la
nécessité de mettre cette oeuvre dans son contexte
national; en même temps, elle affirme que ce milieu est trop
petit pour la juger et la comprendre véritablement. Ce n'est
pas, je crois, en traversant cette encyclopédie littéraire
que l'on découvre l'«exiguïté» de la littérature
québécoise. Au contraire, l'échelle des valeurs de Ferron
montre bien qu'il mettait son oeuvre dans «le grand
contexte de l'histoire littéraire», comme le nomme
Milan Kundera. Sans oublier le «petit contexte»
national et le «mini-mini-mini contexte de sa
biographie», c'est en situant son oeuvre dans l'histoire du
roman européen et post ou néo-européen des littératures
du Nouveau Monde que l'index des noms devient un outil de
références indispensable. C'est seulement lorsqu'il est
réinventé à partir d'une esthétique et d'une poétique
parentes des autres, américaine ou européenne, que le
contexte québécois peut participer à une oeuvre
littéraire.
Hercule
a tué Antée en l'empêchant de toucher la terre où il
reprenait ses forces; il aurait pu tout autant le faire
mourir en le clouant au sol, l'empêcher d'être Antée, ce
dieu à la fois aérien et terrestre.
Parmi
les perspectives ouvertes par l'encyclopédie, on pourrait
continuer à chercher du côté des «mots et des choses» en
évitant, bien sûr, les transpositions simplistes et
mécaniques. Ce qui met fin à la représentation de l'âge
classique selon Foucault, c'est qu'une «historicité
profonde pénètre au coeur des choses, les isole et les
définit dans leur cohérence propre, leur impose des formes
d'ordre qui sont impliquées par la continuité du temps». A
cause de sa formation et de l'intérêt qu'il a maintenu tout
au long de sa vie pour le Grand Siècle, Ferron a conservé
de nombreuses attaches avec la représentation classique
(noms, influences, modèles ou contre-modèles, par exemple
Corneille et Rotrou). De plus, c'est l'impression spontanée
de presque tous ses lecteurs, il y a dans son oeuvre une
«historicité profonde qui pénètre au coeur» des noms,
des lieux, des personnages, une passion pour le temps perdu,
une recherche pour le temps à retrouver. Il est possible
qu'on puisse y entendre les échos de ces changements
culturels profonds dont Foucault a proposé une archéologie.
Qu'ils se soient produits un peu plus tard au Québec
n'aurait rien eu de surprenant.
En
continuité avec cette vision de l'oeuvre ferronienne comme
oeuvre à deux temps, à contre-temps, on pourrait
considérer la place de l'auteur du Ciel de Québec
dans l'institution littéraire (qu'il n'a jamais cessé de
commenter, de critiquer et dont il connaissait les grandeurs
et les misères). De la sécurité des notables
canadiens-français, qui commettaient un livre pour entrer
dans la fonction publique, jusqu'à la «profession
écrivain» qu'il partageait avec Hubert Aquin, Ferron a
vécu les affres et les plaisirs du notable reconnu, aussi
bien que la solitude «crucifiante» de l'écrivain moderne
en quête d'un public incertain. Dans cette direction, il
faudrait tenir compte, sérieusement, de la place qu'il se
donnait comme «le dernier de la tradition orale et le
premier de la transcription écrite». Souvent mentionné, le
fonds traditionnel où se cache la petite littérature
anonyme n'a pas suscité de recherche véritable, alors que
ses influences dépassent largement le domaine du conte où
on la confine généralement. C'est pourtant en connaissant
mieux cet héritage que l'on pourra saisir les différentes
figures de l'écrivain qu'a empruntées Jacques Ferron.
L'encyclopédie
met en valeur aussi les multiples croisements entre son
oeuvre et sa vie. Les hétéronymes, en particulier, et tout
ce jeu de doubles prenant une place de plus en plus
imposante, problématique, pourraient être regardés à la
lumière de Mensonge romantique et vérité romanesque.
Selon René Girard, l'absence d'un médiateur idéal, hors de
l'expérience humaine (comme un médiateur divin, par
exemple), exacerbe la rivalité mimétique où chacun imite
son semblable, et elle mènerait à une opposition aiguë
entre le Moi et les Autres. Il est difficile de
ne pas faire de liens entre cette théorie et le truchement
divin créé par Ferron, comme s'il avait voulu lui aussi
mettre fin au «mensonge romantique», à «l'opposition
manichéenne entre Moi et les Autres» et
parvenir à la «vérité romanesque», cette troisième
dimension qui permet la réconciliation entre l'Autre
et le Moi. Quoi qu'il en soit, il y a certainement
quelque chose à penser de cette prolifération de doubles
dans l'oeuvre de Ferron, parallèlement à l'élaboration
d'une nouvelle valeur pour le nom de Dieu. Et puis, Ferron se
trouverait en bonne compagnie parmi les membres de son
échelle de valeurs: Proust, Stendhal, Dostoïevski,
Cervantes.
L'encyclopédie
et l'onomastique ferroniennes sont complexes, pleines de
noms, de références et de miettes littéraires. Aucun
lecteur n'est tenu de se soumettre aux contraintes du savoir
encyclopédique, aux exigences d'une utopique exhaustivité
qui lui permettrait de voir apparaître instantanément
l'ensemble du réseau de symboles formé autour de chaque
nom. Pourtant, que deviendrait le Ciel de Québec pour
quelqu'un qui ne connaîtrait ni Orphée ni même le Christ?
Que deviendrait «le Petit Chaperon rouge» sans ceux de
Perrault et des frères Grimm? Ne pas connaître certains
noms, c'est comme ignorer le sens de certains mots; la
lecture est possible mais plus pauvre, incomplète. Comme il
y a une malice du conte, il y a sans doute une malice de
l'encyclopédie.
BIBLIOGRAPHIE
I. Oeuvres de Jacques Ferron.
Toutes les éditions utilisées sont les
mêmes que celles utlisées pour le dépouillement de
l'index. On trouvera la liste complète dans le tome II aux
pages 10 et 11.
II. Études sur l'oeuvre
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L'Hexagone, coll. «Études littéraires», 1992, p.
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Paris, Grasset, coll. «Figures», 1985, 315 pages.
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-
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Précédé de vocabulaire esthétique, Paris,
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- DIDEROT, Denis, Encyclopédie ou
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- FERRON, Madeleine, Adrienne. Une saga
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- FIELDING, Henry, Histoire de Tom Jones,
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«Folio» n° 2174, 1990, 519 p.
- GRACQ, Julien, Carnets du grand chemin,
Paris, José Corti, 1992, 308 p.
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- , Les Testaments trahis, Paris,
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- MELVILLE, Herman, Moby Dick, New
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- PESSOA, Fernando, Fragments d'un voyage
immobile. Précédé d'un essai d'Octavio Paz, Paris,
Rivages, coll. «Petite Bibliothèque Rivages» n° 15, 1990,
126 p.
- RABELAIS, François, Oeuvres, tome
I, Paris, Garnier, coll. «Classiques Garnier», 1974,
634 p.
- STEIN, Gertrude, Autobiographie d'Alice
Toklas, Paris, Gallimard, coll. «L'Imaginaire» n° 53, 1983,
264 p.
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